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Société 12/10/2010 à 15h19
Les syndicats, la police et la bataille des chiffres
A chaque manif, c'est le même scénario, les chiffres font le grand écart. Comment comptent les uns et les autres ? Rappel de méthode.
Dissipons d’ores et déjà tout suspense. A l’issue de cette septième journée d’action contre la réforme des retraites, le ministère de l’Intérieur avancera un nombre total de manifestants très nettement inférieur à celui donné par les syndicats. C’est invariable. Sauf que lors des derniers rendez-vous fixés par le mouvement social, les écarts entre les chiffres des uns et des autres ont atteint des proportions surréalistes, faussant largement les analyses. Du coup, chaque camp se trouve confronté aux interrogations des médias: comment dénombre-t-on des cortèges aussi massifs que ceux qui défilent ces dernières semaines contre le projet gouvernemental? Qui minore ou gonfle ses chiffres? A quel stade le comptage déraille? Et pourquoi n’a-t-on toujours pas trouvé une méthode incontestable?Aussi, à la préfecture de police de Paris, ce mardi matin, le directeur du renseignement, René Bailly, lâche-t-il un soupir. C’est la quatrième fois qu’interpellé par les médias sur les méthodes de comptage, il convoque un point-presse pour jouer la carte pédago. Et s’efforcer de dégonfler la polémique: «Peu importe le motif de la contestation sociale», prend-il soin de préciser. «C’est une question de professionnalisme que de faire des estimations correctes.» Ou encore: «Qu’il y ait ou non une bataille de communication, nous, nous faisons le même travail.»Côté mode de calcul, René Bailly reconnaît bien volontiers que sa «technique vaut ce qu’elle vaut, plutôt artisanale»... mais que, faute d’un oœil électronique ultra-performant détectant le manifestant, on n’a pas trouvé mieux que de poster des fonctionnaires en hauteur, aux étages d’un immeuble, pour compter rangée par rangée, «du début à la fin». A Paris, où le cortège se scindait en deux ce mardi, il y avait quatre points de comptage avec, pour chacun, deux ou trois fonctionnaires. Mais parce qu’«une manif n’est pas un défilé militaire», il faut s’adapter aux différents rythmes et évaluer des lignes plus ou moins garnies. Décidé à afficher une certaine générosité, Bailly en profite pour chasser une idée reçue: «On compte toute la chaussée, trottoirs compris!»«Décalage»
Ce décompte à l’ancienne est complété par un dispositif vidéo, explique-t-il aussi. Après avoir communiqué un chiffre définitif, «des fonctionnaires vont visionner l’ensemble du film de la manifestation» pour affiner, deux ou trois jours plus tard, leur estimation. Celle-ci s’avérerait toujours un peu en deçà de celle transmise le jour J. Ainsi, lors de la manifestation du 23 septembre, 65.000 personnes ont défilé à Paris selon les calculs de la police, contre 300.000 d’après la CGT-Ile-de-France, mais après visionnage de la vidéo, le chiffre de la police tombait à 58.600.Néanmoins ce n’est pas la bonne foi des fonctionnaires chargés de décortiquer les défilés qui est habituellement contestée mais d’aucuns soulèvent la question d’une éventuelle «correction» de ces chiffres dans les bureaux des préfectures. «Sur la méthode, ça paraît fiable. Mais là où ça se complique, c'est entre les chiffres remontés du terrain et la communication à l'arrivée», s'interroge ainsi Nicolas Comte, secrétaire général du syndicat Unité police SGP-FO. Il a lui-même fait l'expérience de ce «décalage» lors d'une manifestation de gardiens de la paix à Lyon en novembre 2008: «Nos collègues fonctionnaires préposés au comptage avaient compté 4700 manifestants, on en avait dénombré 7000, et au final la préfecture en a annoncé moins de 1000.» Aussi réclame-t-il que le «parcours des chiffres annoncés par le gouvernement soit transparent.» «Approximation suffisante»
Evidemment, le directeur du renseignement, lui, se défend de toute entourloupe: «On n’est pas instrumentalisés pour dire à l’avance combien de manifestants il y aura.» Quant aux estimations «provisoires» données parfois au début du départ du cortège par la police (65.000 à 15 heures ce mardi à Paris, contre 50.000 le 2 octobre à la même heure, chiffre revu à la hausse à 63.000 en fin de journée), il explique: «Il nous arrive de donner un chiffre avant que tout le monde soit passé sous nos yeux mais on compte aussi les manifestants qui restent en remontant le cortège en sens inverse.»Côté syndicats, la méthode n'est «peut être pas non plus la meilleure qui soit» ainsi qu'on le reconnaît àla CGT. A Paris, «deux camarades comptent les rangs pendant une demi-heure, une heure sur le parcours, sachant qu'on évalue à 15-20 le nombre de personnes par rangée», explique-t-on au service d'ordre. Reste ensuite à multiplier par le temps de trajet, à ajouter «2 à 5% pour les trottoirs» et à croiser avec les «points de repères». Exemple, un parcours République-Nation, «c'est 35.000 - 40.000 personnes quand le premier arrive à Nation et le dernier part de la place de la République». Au final, «on doit avoir 15-20% de marge d'erreur». Une «approximation suffisante», selon ce responsable de la CGT. D'autant que, malgré le grand écart persistant des chiffre, syndicats et police pourraient ce soir s'accorder sur la dynamique du mouvement, qui semble bien s'amplifier.